Pascal Bouaziz Parler de musique, ça
m'est naturel, c'est un peu ma vie. C'est aussi un peu obligatoire quand
tu travailles avec des gens avec qui tu as envie de partager quelque chose.
Tu es obligé d'échanger des références, d'écouter
des disques en leur disant "Tu vois, j'aime bien ce passage-là
"
Parler de Mendelson, en revanche, ça m'est plus rare.
En
voyant le nombre d'intervenants sur Quelque part, on a le sentiment
que cette envie de partage a été particulièrement
forte cette fois-ci.
J'avais envie qu'il y ait du mouvement, de l'espace dans ce disque,
que ce soit vivant et même percutant. Pour moi comme pour Olivier
Féjoz, le contrebassiste du groupe, Daunik Lazro (saxophoniste,
ndlr.) ou Joëlle Léandre (contrebassiste, ndlr.)
étaient des musiciens très importants, que nous avions
vus sur scène et dont nous connaissions très bien les
disques. Quant à Noël
Akchoté (guitariste touche-à-tout, qui a également
produit Quelque Part , ndlr.), ça a été
simple : lorsqu'il a entendu les maquettes, il s'est dit qu'il
y avait des choses à faire avec ces gens-là et leurs chansons.
Dans ces premières versions, toutes les places étaient
déjà plus ou moins dévolues, sauf que ce n'était
pas Akchoté, Lazro ou Léandre qui jouaient. La rencontre
s'est faite uniquement sur le plan musical. Daunik, je ne l'ai croisé
que deux fois dans ma vie : une fois pour le disque, une fois pour
la photo de presse. Mais si nous l'avons choisi, c'est parce que nous
connaissions très bien sa façon de travailler et que nous
savions ce qu'il pouvait amener. Cela dit, ça restait un pari.
Nous n'avons pas répété avant d'enregistrer, par
exemple.
Cette envie de mouvement signifie-t-elle que L'avenir est devant,
votre précédent album, manquait de dynamique, à
ton sens ?
C'est simplement que je suis assez pragmatique. Pour le premier album,
on était deux ; donc on a fait un disque à deux
Au dernier concert qu'on a fait avant d'enregistrer Quelque part,
on était six sur scène. Ce n'était donc plus les
mêmes chansons ni la même façon de les jouer. Ce
changement, c'était un principe de départ, oui :
après L'avenir est devant, on a par exemple très
vite joué avec un batteur. Il fallait que les gens rentrent dans
le premier album. Là, j'avais envie que ce soit le disque qui
aille toucher les gens, qui se projette dans la pièce. C'est
pour ça aussi qu'on s'est tourné vers Noël :
sa façon de jouer de la guitare, d'envisager l'enregistrement
et d'organiser les prises de son a contribué à pousser
la musique vers l'extérieur. On a disposé les micros devant
les amplis, de telle façon que les auditeurs, à l'écoute
du disque, aient l'impression d'être à l'endroit où
ça s'est joué.
Tu considères que le premier disque avait un côté
plus autarcique, en circuit fermé ?
Autarcique, je ne sais pas
Je n'ai jamais fait les choses que
pour moi. J'ai toujours espéré et voulu que ce soit entendu.
L'autarcique, il ne va parler que pour lui tout seul. Mais par défaut,
le premier disque avait effectivement cette dimension-là. On
forçait un peu plus l'auditeur, il fallait qu'il fournisse un
effort et soit de bonne volonté. A l'époque, c'était
une manière de procéder qui m'intéressait. C'est
même devenu un sujet de plaisanterie : je disais que nous
avions tellement fourni d'efforts nous-mêmes que l'auditeur pouvait
bien y mettre aussi du sien. Je ne suis plus du tout dans cette mentalité-là
aujourd'hui. C'est à nous de faire l'effort. Enfin, concernant
L'avenir est devant, il faut ajouter qu'il y a toujours une inconscience
dans un premier disque : tu ne maîtrises pas grand-chose,
tu ne sais pas du tout ce que ça va donner, tu n'as pas donné
beaucoup de concert
Bref, il manque de l'expérience.
Justement, qu'est-ce que tu as l'impression d'avoir appris depuis
le premier disque ?
Je ne sais pas si j'ai vraiment appris quelque chose ou si ça
s'est fait naturellement, à force de travailler la manière
de chanter, le fait d'être sur scène. Déjà,
tu écris différemment lorsque tu sais que tu vas chanter
sur scène, que tu as déjà éprouvé
cette autre dimension. Encore une fois, tout ça reste très
pragmatique : ce n'est pas un plan de carrière. Ce sont
des rencontres qui se font, comme ça, et qui vont dans le bon
sens. Donc on y va.
Akchoté, qui a produit le disque, a-t-il mis des coups de
pied dans ce qui était déjà construit ?
Non, il ne marche pas à coups de pied
On a surtout travaillé
sur le resserrement plutôt que sur la reconstruction. On a épuré
au maximum, en essayant de faire au mieux ce que l'on savait faire.
Ou aura par exemple enlevé telle partie de guitare qu'on aura
jugé pas franchement essentielle. Il ne s'agissait pas de bouleverser
la structure de la chanson ni le texte, mais de créer un peu
plus d'espace, de faire en sorte que les interventions extérieures
puissent mieux s'intégrer. Joëlle Léandre a beau
être très forte, si elle doit jouer sur un morceau où
il y a quinze couches de guitare, personne ne l'entendra
On a
donc essayé de concentrer tout ça, de façon à
ce que chaque chanson tienne toute seule et que Lazro ou Léandre
puissent apporter quelque chose en plus.
Akchoté, Lazro et Léandre ont une approche plutôt
perturbatrice de la musique. Est-ce que sur ces trames épurées,
ils ont apporté des accidents, des accrocs ?
Lazro et Léandre, je les vois finalement plus du côté
du texte. Bien sûr, ils jouent de la musique et s'inscrivent dans
le son, mais pour moi ils ont davantage essayé de répondre
à certains mots. En studio, j'ai entendu comment Lazro répondait
immédiatement aux paroles : il avait entendu deux fois la
chanson et il était tout de suite dedans, il faisait un truc
bouleversant. En général, avec lui, c'était en
une prise, dont on gardait tout ou rien.
Musicalement, tout le
monde n'est pas en impro. jazz dans Quelque part : c'est
d'abord de la chanson, une voix et hop ! tout d'un coup Lazro vient
là-dessus. Mais il va de soi que quand tu joues avec un type
comme lui, tu te dépasses : il y a une tension supplémentaire.
Tous ces musiciens invités, ont-ils été surpris
que tu les sollicites ?
Ce que je sais, c'est que Noël voulait s'inscrire dans quelque
chose plus proche de la chanson : il en a un peu marre du jazz.
Et puis il est fasciné par des gens comme Dylan, Dutronc. Noël,
c'est un personnage, quand même. Dans le groupe, tout le monde
l'avait vu sur scène. Quand Quentin (Rollet, saxophoniste
et organiste du groupe Prohibition,
ndlr.) m'a suggéré de lui faire appel, ma première
réaction a été de lui dire : "Ben
non, on n'évolue pas dans la même catégorie".
Finalement, il est venu
Ça n'a pas été rien,
la première fois où il est arrivé en répétition.
Dans le groupe, on s'est dit : "Mince, il est dans le
Dictionnaire du jazz !"
Pour nous, c'était
vraiment quelqu'un qui se déplaçait. A partir du moment
où un type comme lui s'intéresse à tes maquettes,
tu te sens un peu plus confiant.
Ça veut dire quoi, "ne pas évoluer dans la même
catégorie"? Et est-ce qu'aujourd'hui, après l'enregistrement,
tu as toujours cette sensation ?
Plus de manière aussi tranchée. A l'époque, nous
cherchions un guitariste de scène, et Noël n'en est pas
un même si on peut dire qu'il est invité à
vie aux concerts de Mendelson. Après, qu'il ne soit "pas
dans la même catégorie", c'est quand même évident
Quand, comme lui, tu as joué avec Henri Texier, Sunny Murray
ou Sam Rivers
Et ce n'est pas une simple question de technique.
Tu ne peux simplement pas mettre au même niveau quelqu'un de sympathique
qui écrit son deuxième roman et quelqu'un qui écrit
des trucs super forts depuis vingt ans
Mais il se trouve que les
deux peuvent se rejoindre de temps en temps. Moi, j'espère déjà
être quelqu'un de sympathique
Mendelson, saison 2000-2001 : le batteur Meir Cohen,
Olivier Féjoz, le guitariste et producteur Noë Akchoté,
le saxophoniste Daunik Lazro, le joueur de claviers Charlie O. et
Pascal Bouaziz (de g. à d.). Manquent le guitariste Pierre-Yves
Louis et la contrebassiste Joelle Léandre.
(© Emmanuel Bacquet, également saxophoniste du groupe)
Ce deuxième disque a-t-il eu des vertus libératrices ?
Je n'exprimerais pas vraiment les choses comme ça. A chaque fois
tout est parti du trio, tout s'est tellement construit petit à
petit
L'écriture des chansons elle-même a été
un travail tellement long que je n'ai pas eu l'impression de m'ouvrir
la tête d'un seul coup et de tout régler comme par enchantement.
Ça a été un parcours de longue haleine. Si tu écoutais
la première version de "Monsieur" sur scène en novembre
97, tu constaterais qu'il y a eu du chemin depuis y compris dans
ma façon de chanter. Mais ça s'est fait progressivement.
Tout le monde a évolué dans le groupe. On a beaucoup joué,
travaillé sur le son, la manière de jouer, on a écouté
des disques ensemble. Je n'ai pas eu l'impression de ne pas maîtriser
quelque chose, de découvrir un truc du jour au lendemain. C'est
le même genre de processus avec la musique que tu écoutes.
Il y a des disques qui t'ouvrent sur quantité de nouveaux territoires
et d'artistes que tu ignorais, mais en général ils le
font petit à petit : de six mois en six mois, ça
s'enrichit
Cela dit, si on ne s'était pas déjà
sentis prêts et forts en trio, on aurait jamais pu proposer quoi
que ce soit à Noël. On était déjà certains
d'avoir les épaules assez solides pour profiter de son apport.
Noël est un très grand musicien mais il n'écrit pas
de chansons ; nous, nous sommes moins bons musiciens mais nous
écrivons des chansons.
C'est quoi, pour toi, un "bon musicien"?
C'est quelqu'un qui a du souffle. Quand j'écoute AC/DC, j'entends
bien que le guitariste rythmique n'est pas un pro de la guitare. Mais
il a de la puissance, un truc qui avance. C'est pour ça aussi
que je suis tant fasciné par les batteurs comme Tony
Allen (né en 1940, ce batteur nigérian, considéré
comme le maître de l'Afrobeat, a accompagné Fela Anikulapo
Kuti du milieu des années 60 à 1977. Il a ensuite travaillé
en Europe, collaborant avec des musiciens comme Manu Dibango, Ray Lema,
Roy Ayers, et plus récemment Doctor .L, ndlr.), dont je peux
écouter pendant trois ans un simple passage de batterie joué
live avec Fela. Albert Ayler, John Coltrane, ce sont des musiciens
puissants. Et ça n'est pas qu'une question de virtuosité,
même s'il y a beaucoup de travail derrière. D'un seul coup,
leur musique charrie énormément de choses. Quand la voix
d'Otis Redding débarque, ça te souffle. Lazro, quand il
joue, on a l'impression que la musique est plus grande que lui. Je retrouve
ça même chez un mec comme Townes Van Zandt, tout seul avec
sa guitare sur scène
C'est ça, un grand musicien,
pour moi. Certains croient qu'il leur suffit d'une gros bagage technique,
mais rien ne bouge dans ce qu'ils jouent. Maintenant, attention :
la technique, c'est indispensable, on n'a pas idée. Il y a cette
mentalité selon laquelle les musiciens surtout dans la
chanson sont des autistes possédés : ils ont
zéro technique, ils ne savent pas écrire une chanson,
mais ils sont malades et ça les rend forcément géniaux.
Alors non, je ne suis pas d'accord : Nick Drake, il sait écrire
une chanson et tenir une guitare, il a un jeu absolument stupéfiant
Il y a du travail là-dessous. Coltrane, il a énormément
cherché : il ne fait pas étalage de technique mais
il s'en sert. Ce n'est pas un hasard si en ce moment je n'écoute
en gros que Hendrix, Fela et James Brown : basse-batterie, ça
tourne.
Il y a presque une force primitive dans les musiciens que tu cites.
On retrouve un peu ça dans Quelque part, dans la façon
dont les chansons sont écrites et conduites.
Oui, il faut que ça décolle, que ça soit puissant.
Mais encore une fois, un mec tout seul avec une guitare peut parvenir
à ça. Ce n'est pas une question de niveau sonore. C'est
un travail.
Avec Quelque part, étiez-vous désireux de
montrer que Mendelson ne proposait pas seulement du texte mais aussi
un projet musical, sonore ? A l'époque du premier disque,
beaucoup de critiques avaient davantage parlé des paroles que
de la musique.
Sur le premier disque, on nous a pourtant souvent reproché d'avoir
mis la voix trop en retrait. Mais on tenait justement à montrer
que ce n'était pas une lecture de texte : c'était
bel et bien de la musique, et la voix en faisait partie. Bon, on avait
peut-être un peu exagéré dans ce sens-là
Dans Quelque part, on a voulu que la voix soit beaucoup plus
présente c'est aussi parce que moi-même, je suis
plus présent. La façon dont les gens prennent les disques,
c'est toujours un peu étrange. A l'époque de L'avenir
est devant, par exemple, on ne nous a pas du tout dit qu'il y avait
de l'humour dans ce que l'on faisait. Aujourd'hui, après avoir
écouté Quelque part, les gens nous disent :
"Mais où est passé l'humour ?"
Si on ne nous a pas tellement parlé de la musique à l'époque
du premier disque, c'est que ça ne devait pas être suffisamment
saisissant. Je crois que si un disque est mal compris, ce n'est jamais
de la faute des gens : c'est d'abord de la faute de celui qui s'exprime.
J'en suis quasiment sûr, de ça. Même s'il y a aussi
des choses qu'on ne maîtrise pas.
Tu peux être victime des grilles d'écoute des gens.
Je pense notamment à cette image du chanteur "forcément
maladif" que tu évoquais à l'instant.
Ce qui est fascinant, c'est que même si tu dis que la musique,
c'est du travail, les gens ne l'entendront pas. Ils diront : "Ah !
il n'est pas sincère, il travaille son texte". On est
dans une période où il faut exprimer son moi : on
est envahi par les ateliers d'expression, tous ces machins
Mais
ton moi, je m'en fous complètement si tu ne fais pas un travail
dessus et que tu n'en tires pas une création. J'imagine que derrière
tout ça, il doit y avoir une fascination pour des types comme
Artaud, qui ne maîtrisent rien, qui lâchent, qui sont dans
le spectacle du dégueulis et ça, c'est forcément
génial. Ça peut être génial quand c'est un
mec, mais quand il y en a cinquante mille
En plus, Artaud, il
maîtrisait plus qu'on ne le dit : il jouait aussi là-dessus,
c'était un spectacle. Tu peux pas demander à tout le monde
d'être Artaud
Alors effectivement, pour en revenir à
ta question, on ne peut pas toujours gérer l'image que l'on renvoie,
forcer les gens à nous voir comme on est
Il s'agit de rendre
les choses aussi claires et cohérentes que possible. Ensuite,
je n'impose rien à personne. Mais je sais que plus il y a de
monde, mieux c'est. Je ne fais pas d'élitisme.
Tes textes sont très subjectifs, porteurs d'un regard très
personnel, mais ils n'appartiennent pas au registre de la confession,
de l'aveu autobiographique.
Tout ce dont je parle dans le disque, je peux dire que je le connais.
Mais ce n'est pas de moi dont je parle. Je fais parler telle ou telle
personne parce que je la comprends : j'écris à sa
place, pour ainsi dire, je me mets dans sa tête, sa façon
de voir le monde, j'essaie de l'incarner. Kundera parle de ses "moi
possibles" et de sa façon d'écrire lorsqu'il
se glisse dans ces peaux-là. Oui, tout ce dont je parle, je le
connais. C'est pour ça que je n'écris pas sur des cadres
sup' qui partent en vacances à Ibiza, ni sur des mecs avec des
Uzi dans leur bagnole
Ça, je ne sais pas ce que c'est.
Je connais un certain type de personnes, j'essaie de prendre leur place
et de voir comment ils fonctionnent, comment ils appréhendent
les choses. Tout ça semble formel, mais ce n'est pas du tout
conceptuel au départ. J'essaie de me mettre dans un état
de disponibilité où, tout d'un coup, j'essaie de ressentir,
de voir comment le personnage de "Pinto", par exemple, regarde et perçoit
le monde. Dans cette chanson, il y a deux personnages : le narrateur
et Pinto lui-même. Ce dernier, je le connais, et c'est son
histoire que la chanson raconte. Encore une fois, ça n'est pas
conceptuel, un schéma où je me dirais : je vais raconter
un bout d'histoire vraie
Mais c'est vrai que même si ça
n'a rien d'une confession ou d'un journal intime, ça reste subjectif :
c'est l'histoire de gens, pas un essai politique. Les personnages ne
réclament rien, ils veulent qu'on les laisse tranquilles et essaient
de faire en sorte que leur vie soit meilleure. Ça n'appelle pas
à la révolution
Les mêmes, attendant le bus (© Emmanuel Bacquet)
Je suis persuadé que les gens entendent beaucoup de musique
dans leur tête. En voyant Lazro jouer de son sax, je me suis dit
qu'il faisait une musique qui pouvait rendre compte de ce que les personnages
avaient dans la tête à un moment : une sorte de violence,
comme ça, un truc qui bout, qui hurle. Ils écoutent Louise
Attaque, mais la musique qui les habite, ça doit davantage ressembler
à Suicide
J'ai toujours l'impression que la plupart des gens, s'ils étaient
vraiment exposés, si on leur faisait entendre du free-jazz ou
Suicide ou les Stooges, ils accrocheraient, ils y trouveraient une résonance
Ceux qui écoutent Korn, je vois mal pourquoi ils ne préfèreraient
pas les Stooges ; simplement, il est probable qu'ils ne les ont
jamais entendus. Après, il y aussi la réaction de tous
ces gens qui ne veulent effectivement rien entendre
Ça
m'a toujours fasciné, ça. Les films, ils ont le droit
d'être profonds. Les livres, aussi. Mais la chanson, ça
doit être de la chansonnette. Faut que ce soit gai, virevoltant,
parce qu'on n'écoute pas une chanson pour mettre du bordel. Mais
c'est fini, les yé-yé, l'époque où il fallait
que ça soit nul et entraînant ! On peut avoir envie
d'écouter de la chanson sérieusement, avoir avec elle
un rapport qui soit fort et qui ne soit pas uniquement de la consommation.
Il me semble qu'en France il y a pas mal de journalistes qui tiennent
à ce que la chanson reste quelque chose d'anodin. Je ne sais
pas pourquoi, je n'ai pas d'analyses. Mais si ça n'est pas dansant
ni très gai, c'est suspect. Alors qu'on peut très bien
par ailleurs encenser des trucs américains
Dès que
ça vient de la France, c'est suspect, parce qu'on est un petit
pays, qu'il ne faut pas trop la ramener
De manière générale,
on peut dire que je soutiens la presse rock française
Mais
je trouve qu'elle a un regard un peu condescendant par rapport à
ce qui se passe ici. "Ah ! oui, c'est sympa votre truc,
mais là on a Placebo qui vient
"
Ces dernières années, la presse rock a souvent véhiculé
le mythe du "complexe à la française": en gros,
ce pays aurait été sinistré musicalement jusqu'au
jour où les Anglais et les Américains se sont intéressés
à Air ou à Daft Punk
On ne va quand même pas attendre qu'un journaliste du New Musical
Express dise du bien de Programme
(groupe fondé par Arnaud Michniak après la séparation
de Diabologum, dont il était le chanteur, ndlr.) pour se
rendre compte de la valeur de cette musique
Ce n'est pas du chauvinisme
de ma part, parce que je suis le premier à dire : ça,
c'est de la merde, il faut que ça s'arrête. La condescendance,
elle va toujours dans les deux sens. Quand tu dis d'un groupe qui fait
de la merde que c'est "pas mal", tu ne l'aides pas.
Autour De Lucie, il faudrait leur dire : arrêtez, reprenez
le truc, travaillez, faites quelque chose. Parce qu'à chaque
fois on leur dit bravo, c'est bien, continuez
A l'arrivée,
quand un journaliste veut dire du bien d'un groupe, qu'il le pense vraiment,
intensément, c'est complètement noyé dans ce flot
d'éloges qu'on envoie à tout et à n'importe quoi.
Un truc m'a frappé il y a quelques temps : les deux pages
consacrées à Erik Arnaud (chanteur local, ndlr.)
dans Libération. L'article se concluait par : "Ça
n'est pas aussi bien que Diabologum." Mais il n'y a jamais
eu deux pages sur Diabologum dans Libération. Tout ça
est parfois déroutant
Récemment, Magic !
a proposé à Lithium (le label de Mendelson, ndlr.)
une interview groupée Superflu-Mendelson. Encore une fois, je
ne juge pas, mais pour moi Superflu c'est pas de mon monde. On ne joue
pas sur la même planète. A cette proposition, on a donc
répondu : "Non, on va encore se retrouver dans la
scène pop." Le type nous a dit : "Ah !
mais de toute façon, vous savez, on va vous ranger dans la même
scène." Qui ça, "on"? Et dans quel
but ? Ce "on" pourrait quand même dire qu'on est
différents et montrer pour quelles raisons particulières
il aime untel et untel ! Mais avec ce genre de réaction,
tu passes très vite pour un petit con de prétentieux.
Revenons à la "chanson entraînante". Il
n'en existe pas, selon toi, qui auraient le pouvoir de "mettre
du bordel"?
Ah si, James Brown, les Stooges, c'est entraînant
Je n'ai
pas été étonné de lire dans une interview
qu'Iggy Pop avait beaucoup écouté James Brown en écrivant
Fun House. A la première écoute, tu peux te dire :
ben non, où est le rapport ? Mais après, tu sens
que, tout en faisant du rock'n'roll, il a écouté vachement
de musiques africaines, James Brown, du free-jazz. Il y a des connections
comme ça . Pour en revenir à ces chansons entraînantes
qui marchent aujourd'hui, il n'y a pas de mépris de ma part.
Mais il faut bien voir que ce qui fonctionne actuellement, c'est la
chanson pour enfants : c'est-à-dire M ou Louise Attaque.
Des gens certainement très sympathiques, qui font ça avec
beaucoup de cur. Mais quand même, "Je t'emmène au
vent" ou "La Parisienne" (deux morceaux de Louise Attaque, nldr.),
c'est Henri Dès ou Anne Sylvestre ! Bon, encore une fois,
ils font ça avec plein de cur à l'ouvrage et plein
de gens aiment ça, tant mieux. Mais c'est symptomatique de cette
obsession pour la chanson entraînante et propre sur elle.
L'humanité que tu regardes et que tu fais parler, elle est
plutôt lessivée.
Les personnages sont dans beaucoup d'impasses, mais ils sont au courant,
ils le savent. Souvent je les saisis au moment où ils se disent :
"Bon, ça va, faut que ça change." Quelque
part, ce n'est pas un disque de désespérés
qui dirait à ses auditeurs : "Tirez-vous une balle
dans la tête." Les gens dont je parle sont arrivés
à un moment de leur vie où ils se rendent compte qu'il
y a un truc qui ne tourne pas rond et qu'il va falloir trouver une solution.
Ils savent qu'il y a des moyens mais ils sont encore dans cet instant
où il va falloir faire quelque chose. Les gens me disent :
"Ah ! mais c'est noir". Bien sûr, mais enfin
il me semble que
Il y a quand même un moment où il
faut être cohérent. Si le monde est noir, comme beaucoup
de gens le pensent au quotidien, pourquoi la chanson devrait-elle être
forcément gaie, comme pouvait l'être Maurice Chevalier
sous l'Occupation ? Je ne dis pas que la majorité des chanteurs
français sont des collabos, mais on n'est pas obligés
de faire semblant que le noir n'existe pas. Pour autant, on n'est pas
obligés de s'en repaître. Justement, mes personnages, ils
vont pour s'en sortir. Ils vont y arriver.
Tes textes exposent des faits sans véritablement prendre
parti. A te mettre ainsi en retrait d'une certaine forme d'esprit critique,
est-ce que tu ne cours pas le risque de conforter les gens dans leur
résignation, leur déprime ?
Non, il y a un regard critique dans les textes, mais encore une fois
davantage du point de vue des personnes. Ce n'est pas moi qui vais dire :
"Ah ! le monde va mal
" Il y a un passage
dans "Quelque part" où le mec dit : "T'as toujours
tellement cru que t'étais unique/Tu fais cinq heures de queue
aux Assedic/Qu'est-ce que tu vas faire dans la vie ?"
Ils ne sont pas déconnectés, et moi non plus. Ce n'est
pas indulgent avec le monde tel qu'il va, au contraire. Les personnages,
ils en ont marre. Et moi je ne suis pas spécialement heureux
dans le monde tel qu'il va. Mais
Mendelson n'est pas un groupe
de reggae français, quoi. Ce n'est pas comme ça que je
fonctionne. Je me sens plus témoin que vraiment dedans. Par exemple,
ce que je préfère dans le travail d'Arnaud Michniak, c'est
"La salle de jeux et la peur" (morceau extrait de Mon
cerveau dans ma bouche, premier album de Programme, ndlr.) :
là, ce n'est pas lui, le chanteur, qui se met en scène
et parle de lui et de sa position dans le monde, mais un personnage
qu'il incarne. Je trouve ça plus fort. Ou, plus exactement, ça
me touche davantage. Mais ta question sur cette "position de retrait"
me fait penser à autre chose. Le disque a été envoyé
à plein de journalistes. Certains ont dit : "J'aime
bien les textes mais ça n'est pas moderne." Ça,
ça me stupéfait et j'ai envie de me battre sur ce sujet.
Parce que ce n'est pas parce que tu mets un beat sur une chanson
ringarde que tout d'un coup la musique devient moderne et raconte le
monde tel qu'il va. Tu auras beau te promener en trottinette à
Bastille en sifflant ta chanson pourrie, ça ne fera pas que tu
racontes quelque chose d'actuel.
Finalement, on est rentré à pied (©
Emmanuel Bacquet)
Il y a une confusion assez répandue entre les outils musicaux
et le langage musical. Certains types de la scène dite électronique
paraissent très vieux avec leurs machines tandis que d'autres
semblent sans âge avec leur guitare.
Sans âge ou de maintenant, tout simplement. Bien sûr, il
y a quantité de gens que j'admire et qui font de la musique avec
des machines. Je pense que si moi-même j'en faisais, je repartirais
de Suicide et j'essaierais de tirer quelque chose de cohérent
de cet idiome-là. Ce qu'on fait des types comme Pan Sonic
avec Alan Vega, c'est merveilleux. Mais ce n'est pas leurs outils qui
ont rendu leur musique moderne
Mes personnages, ils parlent de
maintenant on n'est pas les Têtes Raides. Ils vivent en
1999, en 2000. Donc il n'y a pas de retrait pour moi : ils sont
en plein dans le monde. C'est moderne, y compris musicalement :
la partie de guitare que joue Noël sur "Pinto", c'est le fruit
d'une recherche, d'un parcours qu'il a entrepris depuis longtemps. Ce
qu'il fait là, il ne le faisait pas il y a quinze ans :
il y arrive maintenant. C'est ce que je voudrais dire avec ce disque
de Mendelson : c'est aujourd'hui que ça se passe.
Propos recueillis par Richard Robert
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