La première fois que j'entends Mendelson, c'est en février 1997, au Café de la Danse, le jour où le duo formé par Pascal Bouaziz (guitare, chant) et Olivier Féjoz (contrebasse) fait ses débuts sur une scène parisienne. Pascal et Olivier étrennent en public (et en acoustique) un répertoire qui va servir d'ossature à leur premier album, L'avenir est devant, qui sortira chez Lithium en octobre de la même année. Et savent attirer l'attention du public qui fait pour la première fois connaissance avec des morceaux comme "Marie-Hélène", "Combs-La-Ville" ou "La pluie". Je ne sais plus comment j'aborde Pascal. Je crois me souvenir que j'ai dû maladroitement aller le féliciter à la fin du concert (et m'enfuir comme un voleur dans les minutes suivantes). Nous nous revoyons, j'apprends à le connaître (et à ne plus m'enfuir). J'apprécie tout de suite autant le musicien que l'auditeur exigeant qu'il est, entretenant un rapport à la fois impliqué et détaché avec la musique. J'écris la biographie qui accompagne L'avenir est devant ce qui n'a sans doute pas aidé le disque à se faire connaître. Avec une curiosité pétrie d'amitié, j'assiste à de nombreux concerts de Mendelson. Je vois le duo, épaulé par un batteur, puis un saxophoniste, devenir groupe. Et chercher, soir après soir, ses marques sur scène.

Mendelson sur scène (© Philippe Dumez)
Puis je ne comprends plus rien. Sous les spots du même Café de la Danse, Mendelson ne joue que des nouveaux morceaux. Le son est imprécis, l'atmosphère tendue, le malaise perceptible. Le groupe, pressé de s'affirmer, brûle les étapes. A Maurepas, le mois suivant, les choses ont déjà changé. Un organiste a rejoint les rangs. Mais ce n'est que la genèse de ce qui va devenir Quelque Part, le deuxième album du groupe. Régulièrement Pascal me donne des nouvelles, rassurantes. Il écrit, réécrit, et ré-réécrit. Il voyage, avec le groupe Prohibition. Assiste à des concerts, lit, écoute des disques. Enregistre, avec Noël Akchoté (né en 1968, ce guitariste français inclassable a déjà une carrière bien remplie, que ce soit avec ses propres projets, ou à l'occasion de collaborations avec des musiciens comme Eugene Chadbourne, Derek Bailey, Fred Frith, Marc Ribot, Blixa Bargeld, Louis Sclavis, etc., etc. Pour plus de renseignements, rendez-vous sur le site du label Rectangle, qui a publié bon nombre de ses albums, ndlr.), avec Michel Cloup (ex-Diabologum). Me dit qu'il cherche un titre pour un album à paraître en octobre 2000. Et me réconforte dans l'admiration que je peux avoir pour lui avec Quelque part, témoin d'une (r)évolution musicale et d'une ouverture vers le free-jazz accélérée par le concours de Daunik Lazro (saxophones) et Joëlle Léandre (contrebasse).
Quand on me propose d'interviewer Pascal pour Bon Appétit, Messieurs !, je suis partagé, étant incapable de me rendre compte si le fait de bien le connaître constitue un atout ou un handicap. Je contourne le problème en l'invitant une après-midi à la maison pour écouter des disques que nous sélectionnons au fur et à mesure. J'enregistre la conversation en essayant de faire en sorte qu'elle ait l'air la plus spontanée possible. En la retranscrivant, j'y retrouve mon camarade tel qu'il est : sincère et volubile. Un long entretien à la bonne franquette, et en deux parties.
Philippe Dumez
Pink
Floyd : Atom Heart Mother (1974)
Pascal Bouaziz J'aurais aussi bien pu choisir Meddle, Ummagumma ou Obscured by Clouds, que j'ai écoutés en boucle à une époque, mais je suis aujourd'hui incapable de les différencier à l'oreille. J'ai le souvenir d'une chanson très belle à partir d'un chant de football. Aujourd'hui, ça me semble grotesque, mais à l'époque j'adorai cette chanson. Une chanson sur St Tropez également, un blues avec un chien qui hurle... Je ne saurai plus dire les titres. Maintenant, quand je redécouvre ça, je trouve ça vachement joli, mais je n'écoute pas ça comme de la vraie musique. Pink Floyd, pour moi, c'est l'âge après Goldorak.
Ces disques de Pink Floyd appartenaient à tes parents ?
J'ai commencé à écouter de la vraie musique quand on m'a offert deux disques des Beatles. Je me souviens qu'en colonie de vacances, un "grand" avait la cassette de The Wall. Ensuite, j'ai acheté d'autres cassettes du Floyd. Animals doit être celle que j'ai le plus écouté. J'étais en voyage linguistique en Irlande, et le môme de la famille m'avait prêté son walkman. Je faisais du vélo et je me souviens que je pédalais différemment selon les chansons. Atom Heart Mother, c'était de la musique sérieuse, pas du rock'n'roll bête ou de la musique gothique. Il y avait trois catégories dans mon lycée : les hard-rockers, les gothiques et ceux qui écoutaient Pink Floyd, Dire Straits, etc. La pochette est hideuse, ça n'a ni queue ni tête, mais c'est marrant. C'est presque de la musique pour enfants.
Est-ce juste un souvenir pour toi ou est-ce quelque chose de plus important ?
Il y a une chanson de Mendelson qu'on a passé 6 mois à refaire. Personne n'en était satisfait, sauf sur la première maquette où il y avait quelque chose qui était bien. J'entendais un son de guitare slide, ça devait être de la pedal-steel dans ma tête. Or il n'y a personne qui joue de la pedal-steel en France, mis à part peut-être les musiciens d'Eddy Mitchell qui doivent demander 20.000 balles pour se déplacer... J'ai essayé de jouer moi-même ce passage, ça ne marchait pas, puis Pierre-Yves (Louis, ndlr.), l'autre guitariste, s'y est essayé en vain. Même Noël (Akchoté, ndlr.), le producteur, s'y est aussi cassé les dents... Un jour, je pars récupérer certaines de mes affaires chez mon grand-père à Fontainebleau où j'ai habité pendant un an et je retombe sur un vinyle de Dark Side of the Moon. J'écoute la première chanson, et le son de slide, c'était celui-là que je cherchais. C'était un son de Pink Floyd. Je sais qu'Olivier (Féjoz, ndlr.) est un fan aussi. C'est peut-être une des raisons pour lesquelles on s'est entendu très vite. Comme les disques de Pink Floyd sont sans queue ni tête, ils sont très confortables à écouter. Tout est doux, il y a de belles harmonies de voix... J'aime bien les réécouter, même je ne suis pas sûr de mon plaisir aujourd'hui en tant qu'auditeur.
Neil Young : "Don't Be Denied" (extrait de Time Fades Away, 1973)
Je crois que c'est grâce au supplément de Libération "68-88 : l'album de nos vingt ans" que j'ai découvert Neil Young. Harvest y figurait en bonne place. Je ne crois pas l'avoir entendu avant. La génération avant moi, celle de ma belle-mère par exemple, a dû en manger à tous les repas. Neil Young, c'est des seuls artistes dont je supporte ce qui est raté. Pourtant je n'aime pas du tout cette mentalité qui consiste à aimer tout, même ce qui est raté. Sauf pour Neil Young où je fais exception. Tout le monde dit par exemple que l'album Hawks & Doves (1980) est raté alors que moi, je trouve ça chouette. Je sens bien que ça n'est pas très réussi, mais c'est le son de guitare de Neil Young, c'est sa voix... Time Fades Away (1973) n'est pas terrible en fait on pense qu'il n'est pas terrible mais mine de rien il y a quand même des belles chansons dessus comme "Don't Be Denied", une chanson d'inspiration autobiographique qui est très touchante. Les paroles sont très belles : une mère s'adresse au personnage principal (et qui est peut-être Neil Young) et lui dit : "Ton père va partir pour longtemps". Dans son dernier album, 20 ans plus tard, Neil Young écrit une chanson du point de vue du père. Alors que 20 ans avant, il avait écrit une chanson du point de vue de l'enfant, qui dit : "Un jour il reviendra, maman l'attendra en haut de la colline et ils auront tellement de choses à se dire vu qu'ils s'aiment merveilleusement...". C'est vraiment une chanson d'enfant de divorcés.
Tu fais très attention aux paroles.
Oui. Depuis longtemps. Ça vient de ma frustration. Quand j'écoutais en boucle The Wall avant de m'endormir, je n'avais pas les titres des chansons, pas les paroles, pas l'ordre des faces... c'était une copie. A force d'écouter sans arrêt sans rien comprendre, ça m'a tellement énervé qu'ensuite je me suis mis à tout vouloir comprendre.
Pour comprendre les textes, il faut être un peu calé en anglais, non ?
Je suis enfant de divorcés et j'ai vécu avec ma mère. Elle s'est sacrifiée toute sa vie pour nous envoyer, mon frère et moi, dans des voyages culturels, en Angleterre, en Allemagne... Comme je m'intéressais un peu au rock quand je suis allé en Angleterre, j'ai commencé à être plus vigilant. Plus vigilant par exemple que si ça avait été Michel Sardou (rires). Le rock a fait que j'ai suivi à l'école les cours d'anglais. Les films en VO ont joué leur rôle aussi. J'ai dû aller 3-4 fois en Angleterre, pendant 3 semaines à chaque fois. Maintenant je peux faire des traductions simultanées quand j'écoute des disques et ça énerve beaucoup mon frère et ma copine. Si j'étais chez moi, je n'arrêterais pas de t'interrompre et dire : "Tu vois là, il dit ça, là, il dit ça... et c'est génial" ! Ça peut être très pénible (rires).
Manset
: 2870 (1978)
Manset ? Je l'ai certainement connu grâce à la presse. Le premier truc que j'ai écouté de lui ne m'a pas plu. C'est 2870 qui a tout déclenché. J'ai vraiment une interprétation très personnelle de cette chanson : 2870, c'est une chanson sur un enfant dans les années 70 qui regarde "Albator" à la télé et qui vit dans une cité nouvelle. Quand j'ai découvert cette chanson, j'étais abasourdi. Je me suis dit : "Ce n'est pas vrai, il raconte ma vie !" J'ai vraiment des souvenirs précis de jardins déserts, de bâtiments immenses avec des nuages qui passent et d'"Albator" à la télévision l'après-midi. "Un navire encré dans le ciel/qui vit dans l'ombre du soleil" : c'est forcément Albator. C'est incroyable, il y a des guitares dans tous les sens, ça n'en finit plus. J'ai passé une année à Lyon, sans connaître personne, à écouter des disques à la bibliothèque municipale. C'est là que je écouté 2870 la première fois. Je le réempruntais toutes les semaines. Il est très particulier par rapport aux autres disques de Manset : le son est assez dur, assez froid. Il y a des choses très étranges auxquelles, comme d'habitude, on ne comprend rien. Et des chansons comme "Ami", à la fois très ridicules et touchantes. J'aime particulièrement les petites chansons comme "Les vases bleus", que je trouve magnifique, avec un son de guitare particulier. Ce sont ces chansons-là, qui ne sont pas des chansons-titres, que je préfère chez Manset. J'ai beaucoup écouté "Comme un guerrier" également. "Tu finiras seul/Des mouches plein la gueule/Tu sentiras dans ton dos glisser les anneaux du serpent froid/Ce sera la dernière fois". C'est un peu héroïque, mais c'est vachement beau.
2870 n'a jamais été réédité en cd, mais pour moi c'est un des meilleurs disques de Manset.
Sur tous ses albums, il y a des choses qui me plaisent. "Y'a plus personne debout dans le temple D'Ankor" sur "Le Train du soir", c'est vachement chouette. Il y a un son particulier, une ambiance particulière à chaque album. C'est une telle révélation une fois que tu as passé le cap de la voix qui est insupportable : comme s'il y avait un trésor caché derrière une grosse verrue plein de poils.
C'est drôle, mais Manset s'inspire beaucoup de ses voyages pour écrire, alors que toi, au contraire, tu puises dans le quotidien, le présent.
Manset, quand il parle de l'Asie, il parle de portes qui claquent, de vitres ouvertes... de points de détail. Il a une écriture assez pointue. Je crois que c'est la seule manière d'écrire des chansons. Sur ses meilleurs albums, il écrit avec une langue très simple, comme dans la country américaine. Kris Kristofferson, "Sunday Morning Coming Down" : il n'y a pas besoin de beaucoup de mots de vocabulaire pour arriver à trouver ça. Or moi, ce n'est pas la poésie ou le vocabulaire qui m'intéressent, mais les histoires. Quand je bossais aux Halles, j'allais souvent écouter des vinyles à la bibliothèque. Je demandais le disque, mettais le casque et me laissais glisser. Je me souviens très bien écouter 2870 dans cette arrière-salle complètement vide... c'était quelque chose ! Tu as toujours l'impression que le morceau va finir, mais ça n'en finit jamais.
Tu dis que ce qui est important pour toi, c'est de raconter des histoires. Pourquoi t'es-tu tournée vers la musique plutôt que vers l'écriture ?
Quand j'ai commencé la musique, c'était pour être Iggy Pop. Je voulais être sur le devant de la scène. "Que les filles soient nues, qu'elles se jettent sur moi". C'était ça que je voulais faire. Mais comme j'ai le sens du ridicule, en même temps, je ne voulais pas chanter n'importe quoi. Et comme j'aimais beaucoup les textes de chansons, j'ai pris beaucoup de temps à écrire les miens. Noël est persuadé que je pourrai écrire des romans, mais je ne suis pas d'accord avec lui. Ça n'a rien à voir. Moi, c'est vraiment de la chanson que je fais. On n'a jamais demandé à Manset d'écrire un roman. Ou alors, ce n'est pas moi qui le lirais.
Townes
Van Zandt : "Loretta" (extrait de Flyin' Shoes, 1978)
Les paroles, la manière de chanter, la manière de placer sa voix, le sens des formules : tout me plaît chez Townes Van Zandt. Au début d'une chanson, il dit : "Les nuages n'avaient pas l'air d'être du coton/Ils n'avaient même pas l'air d'être des nuages". Je trouve ça hilarant. Il y a toujours un mélange de mélancolie et de joie de vivre. Dans "Loretta" par exemple, il parle d'une serveuse qui lui raconte des mensonges qu'il adore entendre. C'est une relation qui n'est pas forcément sympathique...
Tu parlais de joie de vivre. En étant un peu caricatural, on peut reprocher à tes disques de ne pas la refléter beaucoup, cette joie de vivre.
Quand j'en parle au sujet de Townes Van Zandt, je pense que je dois être le seul à l'entendre (rires). Je revendique un peu le fait de ne pas faire de la joie de vivre mon fond de commerce. Il y a tellement de gens qui le font en France, tous ces petits chanteurs qui jouent sur une sorte de douceur hyper-opprimante avec des petits arrangements, un truc samba... qui parlent toujours des mêmes histoires... pour moi, c'est une forme d'oppression. J'ai l'impression que c'est une sorte de pendant de la situation catastrophique dans le monde. Dans la vie de tout le monde, c'est horrible. Je n'ai jamais vu quelqu'un venir vers moi et me dire : "Je suis heureux". Mais on compense, on fait avec... Je ne vois pas pourquoi au cinéma on aurait droit de dire que la vie n'est pas marrante, dans le roman aussi, et pas dans la chanson
Pour autant, il y a une sorte de confort dans la mélancolie qui est assez agréable. Quand j'écoute Townes Van Zandt, je suis bien, je ne suis pas en train de me dire que c'est triste. Dès que j'entends une pedal-steel, je trouve ça magnifique. Je suis en train d'apprendre toutes ses chansons par coeur. Actuellement Je travaille Highway Kind (1997), qui parle du fait de rester debout juste pour faire une ombre sur le sol, et petit à petit l'ombre envahit tout... C'est très beau.
C'est marrant que la pedal steel te chavire, car c'est quelque chose de très américain. Comment as-tu découvert ce son ?
Sur les disques. Quand j'étais môme, je regardais "La dernière séance" le mardi soir, tous les westerns, les films de cape et d'épée, de pirates... "La dernière séance", c'est aussi une chanson magnifique. Je pourrais parier qu'il y a une pedal-steel dessus. Je ne pouvais regarder la télévision le soir que quand j'étais chez mon père. Et comme il ne nous avait que deux jours par semaine, mon frère et moi on allait avec lui au restaurant, au cinéma... c'était Paris. La pedal-steel est associé à ces moments de bonheur.
Royal
Trux : "Waterpark" (extrait de Veterans of Disorder, 1999)
Je n'avais pas reconnu Royal Trux, je pensais que c'était un groupe punk de 1979. J'aime ce mélange de funk/hi-life/musique africaine corsé par une guitare hyper rock'n'roll à la Keith Richards. Je trouve qu'ils ont beaucoup de culot de faire ce genre de musique aujourd'hui alors qu'actuellement, si tu es musicien et que tu es doué du moindre bon sens, tu fais tout sauf du rock'n'roll. Mieux vaut tenter sa chance du coté de l'électro, de l'easy-listening... Le paradoxe, c'est que Royal Trux est un groupe pour adolescents, et qu'il n'y a aucun adolescent que ça intéresse. C'est un groupe pour danser dans sa chambre en hurlant. Peut-être qu'aux Etats-Unis les adolescents ressemblent plus à ça. J'aime le côté dégénéré de Royal Trux. Et leur côté "fan de musique". J'aime bien, en tant que fan moi-même, écouter des disques de fans de musique : deviner les groupes qu'ils ont écouté et qui sont parfois les mêmes que moi. Quand je lis un roman, que ce soit Dobrowitz ou Kundera, je sais qu'avant d'écrire, ils ont lu énormément. C'est agréable d'être entre gens "éduqués".
Tu disais à l'instant que la chose à ne pas faire actuellement, c'était de faire du rock. Et toi, est-ce que tu considères que tu en fais ?
Oui. C'est complètement crétin de ma part, mais déjà sur le premier album j'avais l'impression de faire du rock. Pour moi, Dylan seul à la guitare c'est du rock. Par contre Michel Sardou accompagné par des requins de studio, même si il y a de la guitare électrique, ce n'est pas du rock. Ce n'est pas l'objet "guitare électrique" ou "batterie" qui fait que c'est du rock mais plutôt une sorte d'état d'esprit. Moi, j'ai l'impression de faire du rock, surtout depuis qu'il y a de la batterie et de la guitare électrique chez Mendelson (rires).
Deuxième partie
Introduction
L'interview
de Pascal Bouaziz
Le
blind-test de Pascal Bouaziz (II)
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